CHAPITRE VII

Tarron se figea.

— J'ai dû mal entendre, mon seigneur. Qu'avez-vous dit que vous vouliez ?

— Que vous m'appreniez à gouverner. C'est pour cela que je suis venu.

— Qu'on vous a envoyé, voulez-vous dire.

— Oui, c'est vrai. Mais j'ai fini d'esquiver mes responsabilités. Apprenez-moi à gouverner.

— N'avez-vous jamais observé le Mujhar ?

Hart avait refusé d'assister aux séances du Conseil, aux audiences et aux autres manifestations officielles. Il avait une connaissance rudimentaire de la royauté, mais aucune idée précise de ce qu'on attendait de lui, surtout dans un royaume étranger.

— Bien. Venez avec moi, mon seigneur. Je dois présider une audience concernant un litige entre deux seigneurs du nord de Solinde. Ils se disputent la propriété d'un coin de terre libéré par l'assèchement d'une rivière.

— Sans le Troisième Sceau, que pouvez-vous faire ?

— Temporiser, dit le régent. Jusqu'à ce que j'aie des nouvelles du Mujhar, je ne peux pas rendre publique la perte du sceau.

— Et si Dar l'a déjà fait ?

— Ce serait certainement dans son intérêt, admit Tarron.

Ils arrivèrent dans la salle d'audience.

— Si vous êtes celui qui prend la décision aujourd'hui, cela fera voir aux Solindiens que vous avez l'intention de gouverner.

— Moi ? dit Hart à voix basse. Je n'ai aucune connaissance de ces choses !

— Apprenez, mon seigneur, comme tout le monde : en écoutant et en jugeant lequel des deux mérite un verdict en sa faveur. Je vous laisse, mon seigneur.

Ebahi, Hart vit le régent se détourner. Il ne voulait pas lui crier de revenir devant les seigneurs solindiens attendant de présenter leur affaire.

Hart leur sourit, mal à l'aise. Il rassembla son courage et s'assit, décidé à faire au mieux de ses capacités.

Même s'il n'en avait aucune.

Le soir venu, Hart demanda un cheval et alla au Cygne blanc. Après une journée passée à écouter des récriminations en solindien, malgré ses demandes répétées de parler en homanan, il estimait qu'il méritait une soirée de divertissement. Mais il était décidé à ne pas jouer, simplement à tuer le temps dans une taverne.

La plupart des clients étaient désormais habitués à lui. Il n'était pas accueilli à bras ouverts, mais on le tolérait.

La serveuse, Oma, avait une façon particulièrement irritante de lui fourrer la chevalière homanane sous les yeux chaque fois qu'elle le pouvait. Il lui proposa de la racheter, mais elle refusa avec un sourire narquois. Il finit par abandonner.

Puis Dar fit son entrée.

Il était richement vêtu : argent et bleu saphir, les couleurs royales solindiennes.

— Je reviens de chez Ilsa, dit-il calmement en s'asseyant en face de Hart sans attendre d'y être invité. Un repas délicieux, cuisiné par la dame en personne. Elle m'a raconté une histoire des plus intéressantes.

— Vraiment ?

— Vous avez cru la conquérir par votre franchise ?

— J'ai voulu lui dire la vérité par honnêteté, pas à cause du pari. Terminons-en, Dar. Ce n'est pas digne de nous, ni de Solinde. Ni d'Ilsa.

— Bien. Retournez à Homana demain matin, et ne revenez plus.

— Vous savez que c'est impossible.

— Vous le ferez pourtant bientôt. Quand j'aurai gagné.

— Etes-vous si sûr d'elle ?

Dar sourit.

— Quel autre choix a-t-elle ? Elle veut que je vive, elle me l'a dit. Par-dessus tout, elle préfère que Solinde reste solindienne. Elle ne voudrait pas pour consort un homme qu'elle ne connaît pas bien. Elle me choisira, métamorphe.

— Pourquoi cette incertitude dans votre voix, alors ? Vous savez qu'il y a une possibilité qu'elle me choisisse !

— Ilsa fera ce qui est mieux pour Solinde.

— Elle fera ce qui est mieux pour toutes les parties en cause, dit Hart en se servant de la bière.

C'était ce qu'il avait réussi au sujet de la dispute des deux seigneurs, même s'il lui était impossible de ratifier sa décision tant qu'il n'avait pas récupéré le Troisième Sceau.

Dar ne dit rien pendant un moment, puis il appela Oma pour qu'elle apporte la coupe de bezat.

— Non, dit Hart. Le jeu commence à perdre son intérêt pour moi.

Dar lança sa bourse sur la table.

— Non, répéta Hart.

— Que voulez-vous parier ? demanda le Solindien. Vous voulez regagner l'étalon qu'Ilsa vous a offert ?

Hart secoua la tête.

— Que voulez-vous, alors ?

— Vous regarder transpirer, dit Hart doucement. Je n'ai pas besoin de dépenser un sou pour cela. Vous perdrez, Dar. Solinde, Ilsa, votre vie ; parce que j'ai appris à m'arrêter, et vous, non.

Dar se leva d'un bond.

— Métamorphe ! dit-il.

— Cheysuli, rectifia Hart.

Puis il quitta la taverne.

Un coup frappé à la porte de son appartement le tira de sa rêverie. Après un moment d'hésitation, il alla ouvrir.

C'était Tarron.

— Mon seigneur, la dame Ilsa réclame votre présence immédiate. Je connais le messager ; il vient vraiment de sa part.

— Maintenant ?

Il lui sembla étrange qu'elle l'appelle le soir, même s'il n'était pas encore très tard.

— Oui, mon seigneur. Elle dit qu'une décision a été prise, et qu'elle veut la faire connaître aussitôt au seigneur de Haute Roche et à vous, afin que la comédie cesse. Mon seigneur...

— Ne posez pas de questions. Quand je reviendrai, vous aurez la réponse. Dites au messager que j'arrive.

Hart ferma la porte derrière Tarron et se tourna vers Rael, perché sur le dossier de son fauteuil.

— Dois-je m'habiller pour célébrer la victoire, ou pour me préparer à l'exil ?

Ne perds pas de temps à ces futilités ; elle risque de changer d'avis.

— Tu as raison. Si elle a tranché en ma faveur, je ferais mieux de ne pas lui laisser la possibilité de modifier sa décision.

Il pensa à Brennan pendant qu'on lui sellait un cheval. Son rujho l'aurait complimenté sur sa décision de prendre une cheysula, même si ce n'était pas vraiment de son plein gré. Il lui aurait dit qu'il était enfin en train de devenir adulte, de réaliser le potentiel de l'homme qu'il était supposé être.

Brennan me dirait probablement que je réponds à mon tahlmorra

Peut-être est-ce le cas ! lança Rael.

Hart sauta sur le dos de l'étalon bai, qui piaffa pour montrer son déplaisir d'avoir été interrompu au milieu de son repas. Puis il sortit de la cour.

La demeure d'Ilsa n'était pas loin, mais le trajet sembla interminable au Cheysuli. Il n'était pas sûr de la décision d'Ilsa. Il avait pourtant parié dessus ; parié plus qu'il ne pouvait se permettre de perdre.

Imbécile que je suis, j'aurais dû être plus avisé. Je comprends que Niall m'ait exilé... En trois mois, j'ai mis en danger un royaume, ma vie, la Prophétie... Rael, que vais-lui dire si j'ai perdu mon pari ?

La vérité. La perte de Solinde mérite toute punition qu'il jugera bon de t'infliger.

Ce n'était pas ce que Hart avait envie d'entendre. Il coupa la communication mentale.

Un serviteur l'attendait devant la porte. Rael s'installa sur le toit. Le valet amena Hart dans une salle de réception réchauffée par un feu de cheminée. Le prince demanda quand la dame viendrait.

— Dès que le seigneur de Haute Roche sera arrivé, dit le serviteur avant de se retirer.

— A ce détail près qu'il est déjà là, déclara Dar en sortant d'une antichambre isolée par un rideau.

Six gardes solindiens l'accompagnaient.

Hart se sentit soulagé que l'homme montre enfin sa vraie nature.

— Où est Ilsa ?

— Elle est allée se coucher. Elle a fait sa part du marché en vous faisant appeler ici. Le reste me concerne.

— Quels sont vos plans, Dar ? M'expédier à Homana avant que le résultat du pari soit connu ?

— Quel pari, métamorphe ? Le nôtre, ou celui que j'ai fait avec Strahan ?

Hart ne s'était pas attendu à cela.

— Strahan ? demanda-t-il, essayant d'ignorer la peur qui lui nouait les entrailles. Vous n'êtes pas ihlini ; Rael l'aurait perçu.

— Non, je ne suis pas ihlini. Mais je suis ambitieux. Strahan m'a offert quelque chose que je ne pouvais pas refuser. Il a parié que je ne ferais pas ce qu'il me demandait. Eh bien, je l'ai fait, et il me paiera le prix convenu. De toute façon, la dame sera à moi.

Hart se détendit. Rael n'était pas loin. Sa proximité lui donnait le pouvoir nécessaire pour prendre sa forme-lir. Dar avait sous-estimé son ennemi...

— Dar...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase.

— Amenez-le ici, dit Dar, montrant la table de bois.

Hart résista ; à six contre un, il ne put rien faire.

— Dar, il est aisé d'emprisonner un homme, mais pas un faucon...

— Sortez votre épée, dit Dar à un des soldats, sans s'occuper de Hart.

Rael... Hart puisa de la force dans le lien mental.

— Tenez-le, dit Dar. Posez son bras gauche sur la table, la paume à plat. Vite !

Hart s'apprêta à agir.

Dar sortit son poignard et le planta dans la main de Hart, la clouant à la table.

— Métamorphose-toi maintenant si tu peux, Cheysuli !

Hart sut tout de suite qu'il ne pouvait plus se métamorphoser. Comme il en avait si obligeamment informé Ilsa, un guerrier dans une situation extrême manquait de la concentration nécessaire.

Les yeux de Dar se dilatèrent.

— Vous m'avez dit une fois que vous préféreriez parier votre main gauche que votre lir. Vous avez perdu votre pari et votre main. ( Il fit un geste en direction de l'homme à l'épée. ) Coupez-la.

Le coup fut net, précis et indolore, tant le choc fut violent. Restant debout parce qu'on le tenait, Hart regarda son bras mutilé.

Rael... Rael...

Dar fit une moue dégoûtée.

— Tout ce sang..., marmonna-t-il.

Il prit un tisonnier chauffé au rouge dans la cheminée et appuya son extrémité contre le moignon.

Hart essaya de crier. Mais le son mourut dans sa gorge tandis qu'il s'écroulait entre les bras des hommes qui le maintenaient.